La marchandisation du corps : les femmes en première ligne

Auteur

Élisabeth Weissman

Année de publication

2010

Cet article est paru dans
155.png

Le corps de la femme est pour l’économie un nouveau secteur d’activité, un marché à faire fructifier. Payées pour se prostituer, payées pour faire de la pornographie, et même payées pour enfanter pour autrui.... S’agit-il de l’émancipation de la femme ? Ou, au contraire, d’une preuve de la domination perpétuelle exercée sur elle ? Constamment exploité pour des raisons économiques, et soumis aux lois du marché, le corps de la femme n’est-il plus qu’un vulgaire bien matériel ?

Le corps en général, et celui des femmes en particulier, est devenu pour l’économie de marché un ultime champ de manœuvre. Avec les mêmes caractéristiques que dans n’importe quel autre secteur d’activité : absence de limites, course folle et innovation. Dernière en date ? La mise à disposition d’autrui, contre rémunération, des organes reproductifs féminins. Après le travail sexuel, voilà qu’apparaît le travail reproductif.


Le libéralisme économique est devenu à ce point prégnant sur nos vies qu’aucun aspect de notre humaine condition n’échappe désormais à la violence de son emprise marchande. C’est ainsi que ce qui pourtant devrait être un bien inaliénable, notre corps en général et notre sexualité en particulier, sont pris dans ce mouvement général de marchandisation de l’intime.

Et force est de constater que les femmes sont encore une fois les premières requises sur ce marché du nouvel ordre sexuel, non seulement en tant que productrice de plaisir sur le mode prostitutionnel et pornographique, mais en tant que reproductrice, incitées qu’elles sont à proposer leur utérus aux plus offrants des individus ou couples stériles en mal de fabrication d’enfants.


Le sexe exploité


C’est d’abord le rapport à notre propre corps sexuel que le libéralisme malmène. En soumettant le sexe à sa logique productive qui ne connaît aucune limite à l’extension de son domaine mercantile, l’économie ultralibérale veut en faire un produit comme un autre. À notre insu, bien malgré nous, voici que le nouvel ordre sexuel nous intime un management que l’on est censé appliquer à son propre corps mais aussi à celui du partenaire et qui reprend tous les paradigmes de l’économie de marché en vigueur dans l’entreprise : performance, rendement, productivité, évaluation, optimisation des résultats et réification de l’autre et de soi-même. On chosifie le partenaire dont on attend le meilleur rendement. On se fixe des objectifs : jouir sans encombrement et si possible en rafale, à l’abri des vibrations amoureuses, par peur d’un parasitage qui nécessiterait réparations. On vise à l’efficacité en suivant le guide du « comment jouir en dix leçons ». On substitue la jouissance au désir parce qu’on n’a plus de temps à perdre dans les méandres de la séduction. On veut de la production d’orgasmes à flux tendu par peur de manquer parce que le libéralisme à force d’imprégnation nous met dans cette situation d’en vouloir toujours plus. Dans ces conditions on comprendra que le libéralisme n’a que faire de l’érotisme, du désir et encore moins de l’amour.

Vu à l’aune de la logique libérale, c’est que le sexe a un énorme avantage sur l’amour : on peut le fabriquer en série, en faire un produit qui se monnaye, se commercialise, se déverse sur internet.

Alors le marché s’active ! Il en rajoute du côté des promesses en créant du besoin (mais n’est-ce pas le propre du capitalisme, comme disait Marx ?), propose de l’offre en accessoirisant le plaisir via l’invasion des sex toys, nous invite au repli sexuel en nous persuadant qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même, édicte des normes, coache nos corps et nos pratiques sexuelles, formate les cerveaux, crée des flux de circulation, des lieux d’échange et de réparation en cas de défaillance. 


Le sexe pornographié


Non seulement cette marchandisation galopante s’opère grâce à la diffusion d’une culture dominante d’obligation et d’apprentissage au sexe, mais elle s’accompagne aussi d’une invasion de la toile par cette nouvelle pornographie dite d’amateur qui est d’une violence à l’égard des femmes encore jamais égalée. Il n’est que de voir les images parfois insoutenables qui inondent le net, mettant en scène des femmes soumises au plaisir des hommes, dans des situations proches d’exercices de foire, accompagnées de textes qui sont de véritables appels à la haine des femmes. La pornographie présente dans l’état actuel de sa production et de sa diffusion, tous les ingrédients de la surexploitation des femmes, de la misogynie militante au service d’une véritable taylorisation du jouir. Nous sommes dans l’univers industriel qui obéit à une logique commerciale : produire de la jouissance au moindre coût (si possible), aller vite en besogne, non seulement pour la fabriquer, mais pour conduire le plus vite possible le consommateur (l’homme) vers son destin immédiat : jouir… La palette des émotions est chassée du dispositif pornographique. Pas de place pour cette humanité-là. Le corps pornographié est l’emblème même de cette philosophie néolibérale où l’autre, réifié, n’est envisagé que dans un objectif utilitaire : produire du « jouir ». Nous sommes bien loin du registre d’une sexualité librement consentie par des adultes responsables, mais de plain-pied dans le déploiement d’une activité économique !

Et l’on voit bien au passage le caractère pervers et l’imposture d’un certain discours « libertaire » qui consiste à faire passer les actrices porno pour ces icônes de l’émancipation sexuelle, alors que nous sommes dans une pure logique de travail, de productivité et d’exploitation du corps féminin.

Relevant strictement du fonctionnement marchand, c’est-à-dire sans limitation ni régulation (excepté la répression de la représentation et de la consommation d’images mettant en scène des mineurs dans des activités sexuelles explicites) cette production n’obéit qu’aux lois du marché, ce qui veut dire : toujours plus, toujours mieux, innover, créer de nouveaux produits pour induire une demande qui, sinon, risque de se tarir. Ne pas laisser fuir le consommateur, le retenir, le surprendre, donc, lui en donner toujours plus, le rassasier en permanence tout en le poussant à une fuite en avant éperdue. Nécessité absolue d’innover. Libération sexuelle, osent prétendre les fabricants du jouir à bas prix. Ne nous y trompons pas, c’est une libération aux conditions du marché. 


Le sexe prostitué


Et c’est avec ces mêmes arguments du libre consentement que se déploie actuellement le discours sur la prostitution. Sont-elles consentantes ou contraintes ces étudiantes 1 qui par exemple en ce début de siècle se prostituent pour payer leurs études, vendant leur corps « contre du fric pour ma licence » ? Elles seraient 40 000 dans ce cas selon le syndicat Sud étudiant. Une réalité qui met au cœur de la prostitution la question économique.

C’est ainsi que le sociologue Lilian Mathieu 2 rappelle que c’est essentiellement la misère qui conduit les filles à la prostitution.

Ne vaudrait-il pas mieux parler de « prolopatéticiennes plutôt que de péripatéticiennes ? Les tenants de la liberté de se prostituer présupposent des individus libres de toute contrainte… Or, il suffit de se pencher sur le profil et le parcours des prostituées pour s’apercevoir qu’elles adoptent cette activité parce qu’elles n’ont pas d’alternative […]. Les discours dominants sur la prostitution sont emplis d’ethnocentrisme de classe », explique encore le sociologue, « ils occultent la lecture socio-économique et le fait que les prostituées viennent des couches les plus modestes de la société ».

Ce qui jadis pouvait relever d’un échange singulier entre un client et une prostituée a été balayé depuis les années 1990 (après la chute du mur de Berlin et l’apport massif de filles de l’Est) par les multinationales du sexe. Aujourd’hui est venu le temps de la « professionnalisation » de la prostitution et de sa rationalisation, sous le vocable volontairement banalisant de « travail sexuel » : un mot dont les libéraux se sont faits les champions, légitimant par cette posture l’exploitation sexuelle des individus les plus fragiles économiquement et socialement et justifiant sa professionnalisation.


Des utérus à louer


Mais après le travail sexuel, c’en est un autre qui se fait jour : le travail reproductif à travers la gestation pour autrui, autrement dit à travers la mise à disposition d’autrui de l’utérus féminin. Ainsi, le lobbying qui se développe autour des mères porteuses met les femmes dans la situation de pouvoir également commercialiser leurs organes reproductifs. Voilà que le Marché s’emparant du progrès des sciences est dans les starting blocks pour organiser de nouveaux business sous couvert — bien entendu — de satisfaire des délires communautaristes. Dans le débat qui a lieu aujourd’hui autour de la légalisation de la gestation pour autrui, c’est bien la rémunération du ventre qui pose problème. La surrogate mother, c’est-à-dire la mère de substitution, est une femme qui « met son utérus à la disposition d’autrui ». Et comme dans le cas de la prostitution, c’est au nom de son soi-disant consentement qu’on légitime cette « pratique », exactement comme la « liberté » des femmes légitime la disponibilité de leur corps sur le marché du sexe.

Alors que le marché procréatif s’étend où la loi le permet, que les femmes sont incitées à vendre leurs ovocytes ou à louer leur ventre à des prix variables en fonction directe de leur niveau de vie, c’est bien un nouveau marché, un de plus, qui va s’installer. La misère des unes offrant leur utérus pour le bonheur des autres…

Et l’on peut tout à fait imaginer qu’après avoir vendu leur force de travail en tant que femmes de ménage, les mêmes femmes vendront leur force reproductrice aux femmes riches qui ne veulent pas abîmer leur corps, ou aux couples stériles et homosexuels en mal de fabrication d’enfants. Lorsque la GPA est rémunérée, le consentement est toujours dicté par les contraintes économiques. Ainsi si cette pratique venait à se généraliser, elle risquerait comme dans le cas de tout ce qui relève de la marchandisation du corps humain, de frapper encore une fois les femmes au coin des inégalités de classe : les femmes pauvres vendant leur force reproductive aux riches, les déshérités/défavorisés vendant aussi leurs organes aux « favorisés », trouvant là un remède temporaire à la pauvreté. La marchandisation du vivant ne peut pas être envisagée hors du contexte économique et des appétits marchands prêts à tirer parti de toutes les détresses.

Mais force est de constater qu’il faut aujourd’hui un certain courage pour résister à ce terrorisme sexolibéral ambiant, sur lequel s’appuie la marchandisation galopante du corps humain et tout particulièrement du corps des femmes.

Comme c’est difficile de savoir raison garder dans ce climat de confusion généralisée, qui nous pousse du côté de la ringardise et de la droite réactionnaire, dès lors que nous ne saluons pas comme une révolution émancipatrice ces subversions des progrès de la science. On voit combien l’argumentation libérale rejetant tout cadre moral pour justifier toutes les dérives de la marchandisation, est spécieuse et perverse et contribue à introduire la confusion dans les esprits. Revendication ultra-libérale aboutissant à mettre fin au principe de dignité énoncé par Kant : « Tout a ou bien un prix ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ; en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité.» Refuser d’appliquer le concept de dignité à l’égard de l’homme, comme s’y emploient les penseurs libéraux qui se présentent volontiers comme « libertaires », revient à reconnaître que le corps humain a un prix. Nous sommes bien au cœur de la logique économique libérale, de chosification du corps et de marchandisation du vivant en général, de la sexualité humaine en particulier. « En ce sens, préserver un minimum de dignité en nos sociétés, ce serait établir quelques sanctuaires d’où le Marché serait absolument proscrit » estime le philosophe Dany-Robert Dufour 3 . De ces sanctuaires qui seuls pourraient nous garantir qu’il existe encore en ce monde une spécification de l’humain.
 

 

« Les universtituées »

Si l’on en croit une étude menée en 2006 à la Kingston University, dans la banlieue de Londres, la prostitution estudiantine ne serait pas le privilège de la France : 10 % des étudiants interrogés affirmaient avoir des camarades travaillant comme stripteaseuses, entraîneuses, masseuses ou prostituées. Un chiffre en hausse de 50 % depuis 2000, sur fond d’explosion des frais de scolarité. Le Japon et l’Europe de l’Est seraient également touchés. Les Polonais ont même inventé un mot pour désigner ces étudiantes : les « universtituées ».


 

1) On pourra lire à ce propos le livre de Laura D. , Mes chères études, Éd. Max Milo ; ou encore chez le même éditeur La prostitution étudiante à l’heure des nouvelles technologies d’Eva Clouet, 23 ans, étudiante en sociologie.

2) La condition prostituée, Éd.Textuel. Voir également le magazine Les Inrockuptibles du 3 juillet/20 août 2009.

3) Le divin marché. La révolution culturelle libérale, Paris, Denoël, 2007.


Article écrit par Élisabeth Weissman.

Article paru dans le numéro 155 d’Alternatives non-violentes.